Danny Boy – Nouvelle

danny-boy

 

Froid.

Mais où était-il passé, ce pote, ce super-copain de mon adolescence, comment s’appelait-il déjà, ah oui, Danny Boy, ah, ah, le grand Danny Boy, je veux dire LE Danny Boy, le seul, l’unique, le célèbre Danny Boy, l’homme montagne, tu te souviens, les déconnantes, et les matins vaseux, à se foutre en l’air tranquillement, tout ce temps, nom de Dieu, tout ce temps, tu te rends compte ?

Danny Boy rentrait chez lui, toujours le même, la même démarche, pourtant un instant j’ai eu le doute : et si c’était pas lui ? Mais où étaient passés ses cheveux, et qu’est-ce qu’il foutait dans ce costume imbécile, qu’est-ce qu’il lui avait pris de changer ?

Il m’a repéré du premier coup d’oeil et tout a été balayé d’un revers de la main. Ce coup d’oeil, putain ! A croire qu’il voyait à travers ton âme, à travers les murs et l’horizon, rien n’échappait à ce regard fiévreux, le don, le troisième oeil, il pouvait voir ce qui déconnait, aussi bien dans les moteurs des bagnoles que dans les culottes des filles.

Ouais, quand il m’a regardé, j’ai cru que le temps se figeait sur place, je me suis retrouvé comme un gros bloc de gelée stupide planté sur le trottoir. Il m’a fait signe de l’attendre et il est rentré.

Un peu plus tard ou beaucoup plus tard, peut-être, un rai de lumière furtif dans la nuit, il avait refermé doucement la porte derrière lui. Il s’approchait à grandes enjambées silencieuses, dingue, on pouvait sentir l’énergie qui le brûlait, ça crépitait de partout, il s’est dirigé droit vers moi.

– Tout va bien, c’est OK pour ce soir.

Il s’est redressé, a secoué sa tête : ses cheveux sont retombés tout autour, sur ses épaules, il paraissait plus grand aussi, mais non, c’était juste Danny Boy, le fabuleux Danny Boy de ma jeunesse, et on s’est serrés à se broyer les côtes en riant, la radio passait des trucs qui n’existaient plus depuis longtemps, alors on a pris la tire direction la ville, la chaleur et l’aventure, encore un soir magique où tout semblait possible, dire que ca faisait si longtemps, une sensation oubliée, j’ai fermé les yeux et laissé le vent chaud jouer dans mes cheveux, comme avant…

On avait ri et picolé, un peu de poussière dorée dans nos têtes, j’avais vaguement mal au ventre, mais j’avais oublié quoi, un truc important de plus, je suppose, Danny Boy m’avait asséné de grandes claques dans le dos, tu te rappelles, les blues rapeux de quatre heures du mat, plus un radis en poche pour faire quoique ce soit, acheter quelquechose, entrer quelquepart ou se taper quelqu’une. Je veux dire, que voulais-tu qu’on serve d’autre que ce blues qui nous arrachait les tripes, on pouvait pas le sortir plus brûlant, et même si le monde entier n’en avait rien à foutre, on restait quand même ensemble. De toute façon il fallait bien le faire et il n’y avait personne d’autre pour ça a cette heure, imagine un instant que le feu sacré se soit éteint, bébé, rien que ca…

Je ne comprenais plus bien, à certains moments, peut-être qu’on avait même pas quitté le trottoir, une soirée passée à discuter devant chez lui, comme avant devant chez ses parents avec le moteur de la bagnole qui tournait au ralenti et nous deux dans le faisceau des phares et les fenêtres du voisin qui s’allumaient, ca devenait dur à suivre, peut-être que tout ca avait un rapport avec mon ventre, le sang, la douleur, merde, Danny Boy, il faut toujours que ca chie quelquepart, tu sais bien que j’avais pas ta classe mais j’ai toujours été la, tu le sais bien, rappelles-toi le Bourbon et toutes ces heures à te porter quand tu étais malade, j’étais le seul à venir te démerder quand ta tire était en panne ou quand ta nana t’avait planté, qu’est-ce qu’elles foutaient, ces gonzesses, à essayer de tout compliquer, à foutre le bordel quand tout pouvait être si simple.

Bien sûr, c’est plutôt facile à dire, on trouvait jamais ce qu’on cherchait mais on pouvait pas s’empêcher d’y retourner, vu que les nanas d’à côté étaient toujours meilleures, plus chaudes, plus salopes mais bon, ça foirait toujours quelquepart, des putes, des salopes et des filles bien, et jamais la bonne au bon moment, tu connais ca, et la serveuse, Suzy, qui nous montrait ses nichons quand on la raccompagnait, et toutes ces heures à attendre, ces réveils glauques, les gerbes, toutes ces histoires d’amour manquées ou gachées ou salies, tout ce gaspillage, bon Dieu et dire qu’il n’en restait rien. Qu’est-ce qu’on avait fait de tout ce temps ? Tu peux me dire, connard, pourquoi je dois me battre contre la montre maintenant, à faire défiler ces trucs dans ma tête à toute berzingue et qu’est-ce que je fous par terre, mais qu’est-ce que je fous par terre…

Bon Dieu, il fallait vraiment que ce soit comme ça, l’homme montagne et le rat, petit rat dans l’ombre du géant, sans présence, sans charisme, juste bon à rester avec et à rire, et à tout noter, à laisser mariner dans ce putain de crâne pour le ressortir un jour. Merde, j’y pouvais rien si je n’avais pas la carrure, tout ce que savais faire tenait dans ma poche. Jamais j’aurais laissé mon harmonica aux chiens, rien ne valait ce moment où il sortait à la lumière des néons pour un shuffle d’enfer que j’amenais jusqu’au bout, toujours, cette petite boite de métal qui n’en pouvait plus, tu peux appeler ça de la fierté, ou ce que tu veux…

Je ne savais plus trop où on était, dans la montagne, dans un bar, sur son trottoir ou dans une rue déserte, pas loin de nulle part, faut croire, j’ai réalisé à son regard embrumé que le moment était venu, il a posé sa grosse main sur mon épaule.

– Je suis arrivé un poil trop tot, mais laisse tomber, j’ai juste une ou deux affaires à expédier, tiens toi prêt.

Alors je l’ai regardé partir, immense et bardé de cuir, il a enfourché la Harley rutilante dans le soleil levant ou couchant, peu importait tout ça, peut-être un lointain rapport avec mes souvenirs de gosse, tu sais, les montagnes tout la-bas qui se découpaient à contrejour par les carreaux de la cuisine, ça flamboyait de partout, Danny Boy, je te jure, j’ai vu sa bécane décoller littéralement, elle s’est envolée dans l’azur rougeoyant, le rythme si particulier du moteur de la Harley dans ma tête, une pulsation tellement rassurante, je veux dire, le ciel de mon enfance et l’odeur de la terre, aussi, et Danny Boy tout la-haut qui me salue, un signe, « attends deux minutes » ça veut dire, ah, ah, le super pote de mes rêves, salut Danny Boy, de toute façon on sera toujours ensemble, le feu sacré, toujours, tout ce sang et puis des rêves, tout la-haut…

 

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